Le rapport au(x) temps

« Lorsqu’on parle du temps, on l’aborde intuitivement en termes quantitatifs, héritiers que nous sommes du “temps de l’horloge” amorcé au début de la période moderne et progressivement intériorisé tout au long de l’époque industrielle1».

Les innovations technologiques qui sont apparues avec la modernité ont eu pour effet de pouvoir “faire les choses plus vite” – que ce soit dans la production industrielle, dans les tâches ménagères ou dans les déplacements. Les premières technologies de l’information et de la communication – telles que l’imprimerie, le télégraphe ou le téléphone – ont ainsi accéléré la production et la dissémination de l’information.

« L’accélération du temps, tant décriée aujourd’hui, est donc un processus lent qui trouve son origine dans une époque qui a mis en avant les valeurs de la raison et du progrès, diffusant une vision instrumentale du temps. Dans la continuité de ce processus, on peut entrevoir que les TIC (Internet, ordinateur, téléphone portable et autres) ne font qu’exacerber ce phénomène en réduisant drastiquement ce temps de diffusion de l’information et de la communication, tout en augmentant de manière exponentielle la quantité de connaissance produite2 ».

Comment utilisons-nous ces technologies et quel usage faisons-nous de notre temps ? (notons que « NOTRE temps » devient une notion beaucoup moins personnelle lorsque nous nous interconnectons). Certains utilisent le terme de « temps réseau » pour désigner un nouvel engagement avec le temps qui semble se dessiner via l’expansion des TIC et qui vient se mettre en tension avec le temps de l’horloge, plus linéaire. Ainsi l’accélération ne serait pas le résultat d’une course vers un gain de temps rendu possible grâce à Internet mais serait le résultat du réseau lui-même. « C’est bien l’inter-connectivité qui donne alors au temps réseau son pouvoir »3. Ce n’est pas individuellement que l’on gagne du temps, mais c’est la manière dont un réseau va s’organiser autour d’Internet qui va avoir pour effet une accélération généralisée. « Le temps réseau constitue une temporalité nouvelle et puissante qui commence à déplacer, neutraliser, sublimer et bouleverser d’autres relations temporelles dans notre travail, dans nos foyers et dans la sphère des loisirs4». Le temps réseau ne supplante pas les autres formes de temporalités ou de rapport au temps mais crée une tension avec les autres formes de rapport au temps. Les TIC sont ainsi les supports de la diffusion du temps réseau.

Comment le rapport au temps se vit-il alors que nous nous auto-numérisons à coup de tweets, de hashtags, de partages, de photos ? Quels sont nos repères temporels alors que la toile ne connaît ni soleil, ni de saisons ? Comment envisageons-nous le monde et notre Histoire lorsque la parole d’hier peut être vue aujourd’hui, demain et potentiellement après-demain ? Les paroles, les images, les instants qui normalement s’envolent rejoignent-ils l’écrit qui, lui, reste ? Ces serveurs qui remplacent nos bibliothèques remplacent-ils aussi notre mémoire personnelle ? Ces services « gratuits » que nous utilisons pour nos interactions immédiates et différées poussent-ils à une construction commercialement rentable des mémoires et donc de l’Histoire ? Dans une telle perspective, le temps réseau s’opposerait alors au temps de l’horloge, plus rigide, et plus hiérarchisant dans les rapports sociaux qu’il sous-tend ? « Les temps asynchrones du réseau paraissent offrir, à première vue, plus de possibilités que le temps rigide de l’horloge: fournissant un potentiel de diversité, de création d’espaces originaux contextualisés dans lesquels la différence peut s’épanouir, et où des idées nouvelles et des nouveaux savoirs peuvent être produits5 ».

Gardons à l’esprit que cette réflexion date de 2003, avant l’arrivée de Facebook et l’affaire Snowden. Aujourd’hui, en 2014, une certaine désillusion s’est opérée vis-à-vis des « médias sociaux », on se demande si ces outils peuvent encore libérer car ils sont avant tout essentiellement des produits commerciaux et ce « temps réseau » reflète donc avant tout les forces économiques et sociales qui l’ont construit et qui sont essentiellement instrumentales et orientées vers le marché. Le besoin de flexibilité, supporté par les TIC, sert avant tout les logiques émanant du monde économique. Les exigences de disponibilité des travailleurs, le brouillage des frontières entre les temps de travail, de famille et de sociabilité, sont quelques expressions des changements temporels. Deux lignes d’inégalités se dessinent alors face à ces changements. D’une part, il y a le risque pour les personnes non connectées de diminuer les opportunités de vie, puisque n’étant pas “dans le réseau”, mais également pour les connectées de vivre de plus en plus dans cette accélération et de ne pas pouvoir y participer avec les mêmes ressources.

Pour la construction collective de notre temps, de nos mémoires, le risque d’une instrumentalisation trop commerciale de nos sources et de nos démarches fait peser une inconnue encore inédite dans l’Histoire.

Bernard Fostier

1. [Elias N. (1996), Du temps, Paris, Fayard]↩
2. [« La lettre Emerit n°58 », 2009 : http://www.ftu-namur.org/fichiers/Emerit58.pdf]↩
3. [Hassan R. (2003), “Network time and the new knowledge epoch”, in Time and society, vol 12(2/3), 225-241.]↩
4. [Ibidem, p.235.]↩
5. [Ibidem.]↩