Vivre sa mort, un film de Manu Bonmariage

Vivre sa mort, le dernier film de Manu Bonmariage, livre un regard croisé sur le combat de deux hommes pour le droit de mourir dans la dignité. Un cinéma-direct basé sur une très belle relation de confiance entre un réalisateur et ses sujets pour nous plonger au cœur de nos questionnements ultimes – Rencontre avec l’homme à la caméra de Strip-tease et du film Les Amants d’assises.

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Comment est née l’idée du film Vivre sa mort dont le sujet principal porte sur le combat pour l’euthanasie ?

Je présentais mon film La terre amoureuse qui a eu un très grand succès dans les salles de cinéma des villes comme Stavelot, Liège, Namur, Virton et aussi à Hotton dans le cinéma de mon enfance. Hotton, c’est un petit bled perdu près de Marche. Lors de la dernière séance, Philippe, un de mes neveux, vient m’accoster avec une demande particulière. “Manu, je veux que tu me fasses un film comme ça !”, me dit-il. Je lui réponds, “Philippe, tu n’es pas paysan !”. Il me rétorque qu’il est de nouveau préoccupé par son cancer qu’il pensait remis à toujours et qui reprend d’attaque. C’est la première fois que quelqu’un avec un problème aussi important et douloureux que le cancer, m’interpelle et me demande de venir le filmer. Philippe était séduit par La terre amoureuse et par tout ce que ce film représentait. Il en a profité pour me dire qu’il aimerait que je réalise quelque chose de similaire dans lequel on sent son combat pour une cause.

Parallèlement, j’ai pu lire que Gabriel Ringlet, un curé que je connais vaguement, s’occupait de l’accompagnement à l’euthanasie de Christian de Duve. Je lui téléphone pour savoir s’il suit une autre personne avec l’espoir de pouvoir la filmer. Je lui demande également pourquoi en tant qu’ homme d’église, il accepte de soutenir ce type de demande. Il me répond qu’il est prêtre mais aussi libre penseur. Je trouve ça bien ! Je suis d’origine chrétienne mais je suis devenu athée grâce à Dieu (rires). Ringlet accompagne effectivement un autre malade, Manu, qui deviendra le deuxième personnage du film. Il est aussi atteint du cancer. Finalement, c’est la femme de Manu, Jean Tina, qui me rappelle pour me dire qu’ils seraient enchantés de servir à faire le film que je souhaite réaliser. Je suis content à partir du moment où les gens sont imprégnés par ce qu’ils veulent faire et vivre pour obtenir non pas un témoignage mais un vécu. C’est le vécu qui m’intéresse et le témoignage déborde par après.

Lorsque Philippe vous a demandé de réaliser ce film, c’était directement avec la demande et l’espoir de pouvoir filmer son euthanasie s’il y avait droit ?

Il était taraudé par l’idée de pouvoir accéder à une euthanasie. Il était imprégné beaucoup plus que moi sur le plan chrétien. Il savait très bien qu’en faisant cette demande, il allait trouver des oppositions. Philippe connaissait tous mes aspects un peu libertaires et il se doutait que je n’allais pas être au service de l’église catholique. C’est ce qui m’a intéressé. Trouver la manœuvre qu’on allait déployer dans ce milieu profondément religieux. J’ai toujours quelque chose à revendiquer par rapport à l’asservissement religieux dont on fait partie quand on naît dans des familles profondément catholiques ou autres.

Par contre, je crois surtout que Philippe a voulu laisser un souvenir à sa famille. Il trouvait que mes films étaient souvent empreints d’une certaine émotion et que ça constituerait un cadeau pour ses proches. Il y a une grande émotion qui se répand dans cette petite famille et qui est différente de ce que l’on vit avec Manu et Jean Tina qui est très beau aussi. Je ne savais pas au départ que le cancer allait être le motif principal du film. Immanquablement, je trouvais que ça valait la peine de recentrer sur ce parallélisme entre Manu et Philippe, tous les deux atteints d’une même maladie. Philippe est animé par la famille, l’amour des siens et de Dieu. Lorsque je lui demande si finalement Dieu n’est peut-être pas responsable de ce qu’il vit, il me répond qu’au contraire, il ne l’a même pas remercié pour tout ce qu’il a eu comme moments de joie. C’est incroyable des réactions pareilles ! Je suis à la fois ému et révolté lorsque j’entends ça.

Manu parle de sa maladie de manière beaucoup plus médicale. C’est ça que je trouve pertinent. Ce parallélisme qui les rend très contrastés. Ils vivent la chose de façon très différente. C’est ce qui fait la force du récit. J’étais convaincu qu’il fallait rester à l’écoute de ce qui se passait qui était suffisamment riche pour ne pas remettre une couche de commentaire.

C’est lors du montage que vous avez décidé de faire correspondre les deux personnages ?

J’ai monté avec Anne Claessen de la RTBF avec qui je n’avais plus travaillé depuis vingt ans, depuis Les Amants d’assises. J’aime beaucoup le montage et j’aime être avec quelqu’un qui comprend assez vite. La conduite du scénario est dans le montage et je cherche tout ce qui enrichit cette conduite que je souhaite. Le parallélisme entre Manu et Philippe s’installe car on a une force qui se dessine et je tiens à ce qu’elle soit appliquée de la façon la plus émouvante possible. J’ai également choisi une assistante française car j’aime bien les français, non pas parce qu’ils sont français mais parce que ma façon de voir et de penser est plus sensorielle qu’intellectuelle. Ils ont un autre regard et une plus grande distanciation. C’est nous qui avons inventé Strip-tease. Lorsqu’on l’a lancé en France, j’ai eu beaucoup de difficulté à rentrer dans le jeu. Mais j’aime aussi travailler avec des personnes qui pensent différemment que moi.

Le montage a eu beaucoup d’importance. Il m’a permis d’orienter le combat du film. Pour moi, un film doit toujours être une recherche approfondie qui nécessite à un certain moment une prise de position. J’aime que ça soit senti d’une façon très sensible et très émotionnelle. J’aime que les gens soient  atteints par ce qu’ils vivent et qu’ils soient les principaux protagonistes dans l’action qu’ils mènent afin d’aller jusqu’au bout d’un travail. Soit vers les assises comme dans Les Amants d’assises ou alors vers la mort comme ici. En tout cas, vers une forme de victoire sur ce qui les taraude et dont ils sont les principaux défenseurs.

Comment définiriez-vous votre rapport au documentaire ?

Je fonctionne avec ce que j’appelle le cinéma-direct qui n’est pas documentaire. Un jour, j’étais dans un festival où ils avaient défini sur un t-shirt que l’on portait : “le documentaire est un regard subjectif sur l’autre”. Tu es cinéaste et tu as un regard subjectif sur l’autre ! Jamais je n’aurais pu imaginer le docu de cette façon-là. Je l’imaginais autrement. Je sais bien que dans le cadre de Strip-tease, on épousait facilement le regard de celui qu’on filmait parce qu’on savait qu’il allait bousculer les choses.

Vous ne vous reconnaissez pas dans cette définition du documentaire ?

Non du tout ! Par contre, je ne suis pas entièrement d’accord avec la démarche de Strip-tease. Mais je trouvais qu’elle était tout de même bouscoulante et intéressante. Je voulais justement ne pas faire tout le temps Strip-tease. Ceux qu’on filme, je veux que ça soit eux qui nous dominent et imposent leur regard.

C’est ce que l’on constate notamment avec les personnages de Philippe et Manu dans Vivre sa mort. On se laisse emmener par eux deux.

Oui, bien sûr. Je les laisse faire. Je veux qu’ils m’amènent à être dans leur combat et de leur façon particulière. Je me fais un plaisir de les accompagner et peut-être de deviner ce qui sous-tend leurs émotions et leurs choix. Je suis petit parmi eux. C’est pour cette raison que j’ai voulu être seul lors du tournage et ne pas être omniprésent avec une perche et toute une équipe. Pouvoir leur mettre des micros au bon moment et au bon endroit, dans un état de liberté d’approche à leur égard.

Il s’agit d’être effacé …

C’est un effacement qui n’en est pas tout à fait un. Je suis présent. Ma présence, ils finissent par la prendre comme une communion. J’avais un peu peur par rapport à la famille de Manu et j’ai tout de suite compris. J’ ai filmé le frère, “l’Opus Dei”. Je l’ai supprimé au montage car on sent qu’il n’a pas envie d’être filmé. Je l’évitais d’une façon simple mais s’il était dedans, je le supprimais par la suite au montage. Je sentais qu’il était présent d’une façon révulsée.

Il ne validait pas le choix de Manu. Il était contre l’euthanasie ?

Bien sûr qu’il était contre. Il n’y avait pas d’agression mais il y avait en même temps comme une gène. Il m’avait demandé de ne pas le filmer. Mais c’était difficile pour moi de l’éviter à chaque fois.

Philippe vous le connaissiez. Manu vous le rencontrez pour le projet du film.

C’est via Gabriel Ringlet que j’ai été mis en contact avec Manu. La première fois que je le vois, c’est lorsqu’il monte l’escalier et sort du jardin. Dès que j’arrive chez Manu, je le filme. C’est ce que l’on voit au début du film.

Il n’y a même pas eu de rencontre au préalable…

Je ne fais pas trop de rencontre au préalable de manière générale. J’aime bien que les personnes voient les choses en direct. Je préfère que l’on me voit avec mon outil. Je ne suis pas là pour faire des beaux discours. Philippe et Manu savaient que j’ai un côté un petit peu provocateur dans le style de Strip-tease mais qui n’est pas méchant. Je ne suis pas là pour démolir, je suis là parce que ça m’interpelle et je vais vers les gens quand eux-mêmes sont dans un état de réflexion et de prise de conscience de ce qui est fondamentalement la vie, amusante à certains moments et triste à d’autres. Je voulais ce contraste dans le film Vivre sa mort. Il y a des moments durant lesquels on a envie de rigoler aussi.

Ce n’était pas plus difficile de filmer Philippe qui fait partie de votre famille et d’être investi directement par la situation que du côté de Manu qui vous permettait peut-être d’avoir une plus grande distance ?

Philippe me connaît mieux et sait très bien que je suis très allergique à toutes ces histoires de religion et que je suis plutôt un révolté. Par exemple, lorsqu’on voit Philippe dans cet hôpital et qu’il va mourir, on assiste au discours du Pape et on voit la main de Philippe qui lâche. Il était un peu méfiant mais il savait aussi que je n’allais pas me gêner pour être tel que je suis.

J’accorde plus d’importance à l’émotion du moment qu’à la pensée. Pour moi, c’est l’aspect immédiat des choses. J’aime ce côté instinctif des choses qui me permet d’être capable ou pas de filmer d’une façon qui prendra du sens. Manu quand je le vois, c’est lui qui devient maître tout de suite. J’ai toujours la caméra au poing et c’est Manu qui prend la maîtrise tout de suite lorsqu’il monte l’escalier. Je découvrais la maison. Je n’avais jamais été dans cette maison et je n’avais jamais vu Jean Tina. Je dois être présent d’une façon qui n’est pas abusive mais plutôt constructive . Ça, ils le sentent tout de suite. Cet accompagnement est naturel chez moi. C’est l’avantage d’être seul par rapport aux équipes. Cette caméra qui fait partie de toi, que tu peux lâcher, elle continue à filmer. Une relation s’installe et permet de faire un avec elle et ceux que je filme par extension.

Comment réussir à filmer la souffrance ?

C’est poignant. Finalement, je ne la prends pas comme difficulté. Pourtant, je suis un émotif actif primaire (rires). Je dois faire attention car je ne peux pas lâcher prise. J’ai l’habitude de prendre un peu de recul. Ce qui est utile dans ces moments-là, c’est que celui qui en face de toi sait que tu as un attachement conséquent. Un attachement qui n’est pas nécessairement une détermination à perpétuité mais qui enrichit la relation avec ceux avec qui tu espères pouvoir aboutir.

Je peux avoir du recul mais l’émotion me parcourt davantage que je ne le crois. D’ailleurs, j’ai du faire attention au montage et lors du visionnement. Il fallait prendre encore un peu plus de recul par rapport à l’émotion qui ressuscitait à chaque fois.

Par rapport à cette prise de distance, la caméra n’est-elle pas aussi d’une certaine manière une protection ? Être effacé derrière l’outil…

J’aime me retirer et m’effacer mais en même temps j’aime le faire et rester aussi avec la caméra sur les genoux. Ceux que je filme finissent pas sentir qu’il s’agit d’une forme d’amitié pour cet objet qui n’est pas destiné au voyeurisme. Elle est destinée à l’émotion. J’évite très fort justement de chercher un point de vue et de voler des images. Je ne dis pas que je ne fais pas des plans à distance durant lesquels on ne m’a pas vu mais je ne suis pas un voleur d’images. Je suis plutôt une personne qui a le souci du vécu émotionnel de l’autre. Je ne suis pas le personnage encombrant à tout prix. Je me méfie très fort aussi de ce voyeurisme où l’on ne fait que passer derrière sa caméra. Il n’y a pas d’accommodement avec ceux que l’on filme dans des états douloureux.  Pour Vivre sa mort, je ne voulais pas que ça soit du reportage. Dans toute ma carrière, c’est le film où je me suis trouvé le plus en relation affective avec les personnages.

Ça a été le film le plus dur que j’ai pu réaliser.  La terre amoureuse  m’avait beaucoup ému aussi car je voulais retourner dans mon village d’enfance et voir ce qu’étaient devenus ceux qui sentaient la bouse de vache. C’est sur cette émotion-là que Philippe est venu vers moi pour faire ce film. J’ai senti qu’il ouvrait une porte que je n’aurais pas prise autrement. Je sentais que ça devait être un film où l’émotion devait surgir de façon spontanée et pas avec de longues interviews. J’espère qu’à aucun moment le voyeurisme ne rentre en jeu dans ce film. C’était ma principale crainte et c’est ce que je voulais éviter à tout prix. Je me laissais faire.

La dernière scène. Comment a-t-elle été pensée ? Ce jour-là, vous saviez que vous veniez filmer l’euthanasie de Manu. Vous saviez directement où vous placer et où placer la caméra ?

J’ai choisi le seul endroit où je pouvais ne pas être gênant, c’est-à-dire au pied du lit derrière Manu. Immanquablement, cette pièce était petite. Heureusement, il y avait une porte derrière moi où je pouvais me mettre dans l’abstraction totale. Ce que j’ai vécu jusqu’au bout avec eux fut une harmonie.

Propos recueillis par Séverine Konder et Aurélie Ghalim 

AVANT-PREMIÈRE LE 28 FÉVRIER À BOZAR CINEMA

Réalisation : Manu Bonmariage
Image : Manu Bonmariage
Son : Manu Bonmariage
Montage : Anne Claessens
Mixage : Loïc Villiot
Musique: Matthieu Thonon
Étalonnage : Alain Mohy

Durée : 75’
Genre : Documentaire
Langue VO : Français
Format : DCP
Date de production : Octobre 2014

Produit par Azimut Production (Thomas van Zuylen)
En coproduction avec la RTBF et L’Atelier Cinéma GSARA
Avec le soutien de La Fédération Wallonie-Bruxelles